Primum non nocere
- gireglanos
- 9 mars 2024
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 janv.
Bien que l'attribution hippocratique de ce vieil adage reste très incertaine, la locution latine n'a jamais perdu de son importance au cours des siècles. Premièrement (ou d'abord, avant tout) ne pas nuire.
Une vive et inconfortable curiosité me parcoure lorsque se pose cette question cruciale face au patient : suis-je certain que cette intonation de voix, cette tournure de phrase, ce froncement de sourcil ne déclenche pas une réaction contre-productive en lui, en elle ? Un effet contraire à celui souhaité ? Ai-je la solide conviction qu'en évoquant (pour soi-disant être honnête) le nom spectral de la "tuberculose" à cet homme qui n'en que la moitié des signes évocateurs, je n'aggrave pas son état ? Comment appréhender la probabilité mystérieuse et incalculable de provoquer tel effet secondaire avec tel traitement, de retirer des bénéfices plutôt que d'en offrir ? Et de savoir où commencer, où s'arrêter, où traiter et où attendre, où prévenir et où en rire : est-ce bien finalement toujours possible, accessible aux médecins et soignants ?
La réponse n'est évidemment pas positive : impossible il est et impossible il sera de maîtriser l'omniscience et l'omnipotence. L'erreur fait partie de la relation de soin, et la relation se nourrit parfois de l'erreur. La "iatrogénie" (désignant l'effet secondaire provoqué par un traitement) fait partie intégrante de toute thérapeutique. Il m'est arrivé de nuire, de trop en dire ou de trop me taire, d'en dire des belles, des conneries, aussi ! La question n'est donc pas de savoir contrôler toutes nos paroles à l'extrême, mais d'apprendre à reconnaître lesquelles il vaut mieux raisonnablement museler. L'expérience et le temps nous l'enseignent. Le recul des années de consultations permet, avec de plus en plus de fluidité, de mieux épouser le mouvement d'une demande, d'un symptôme, d'une plainte. Saisir le filon qui guide l'humain présent face à nous n'est pas aisé mais permet d'appréhender ses demandes réelles, souvent cachées. A-t-il une demande sereine de dépistage du cancer colo-rectal ou une appréhension de celui-ci ? Pourquoi consulte-t-il sans cesse en novembre ? Pourquoi selon ses dires "aucun traitement ne marche", ou bien fait-il des intolérances ou allergies à tous ? Des intolérances à nous tous aussi, peut-être, soignants ? Des intolérances à toute idée d'aller mieux, de changer, de guérir ? "Premièrement ne pas nuire" c'est d'abord entendre et respecter le fond du motif de consultation, la carence réelle, l'émotion qui sous-tend la majorité des consultations.
Donc, inutile de s'épuiser à une recherche illusoire de "non-nuisance" avec nos traitements pharmaceutiques (parfois de cheval) et nos sutures faites en fin de garde (qui peuvent oui, être parfois imparfaites). Mais j'aimerais pointer ici quelques grands écueils relationnels qui semblent éminemment relever de "nuire" et qui sont toutefois fréquents - je l'ai constaté dans ma propre expérience du moins. A savoir que bien entendu rare est le désir réel de nuire (il serait peu rassurant) mais bien plus fréquent est l'ignorance de notre propre maladresse. Je citerai des attitudes ou propos qui me semblent directement découler d'une incapacité plus ou moins consciente à s'harmoniser avec la totalité de la personne qui nous consulte. Néanmoins, je n'aborderai pas les fautes médicales qui font évidence, à un niveau humain comme juridique : l'examen clinique sans consentement ou le refus de soin discriminatoire, par exemple.
Ne pas prendre le temps quand cela le nécessite
Voici un premier avertissement qui enfonce quelques portes ouvertes. Rien de bien nouveau à proclamer que le temps de consultation est un grand atout qualitatif, dans quasiment tous types de soins. Mais que veut dire prendre le temps ? Est-ce bien nécessaire lorsque le patient lui-même n'a pas réellement envie de trainer, manifeste une attitude pressée, ou bien consulte pour un motif fort banal ? Il y a bien ici une clairvoyance à développer, une "perception" à affiner pour sentir à quel moment ralentir, quitter le clavier, écouter sans interrompre.
Bien que dans certaines situations assez subtiles il puisse il y avoir un besoin de partage totalement masqué chez certains patients, oblitéré par une consultation centrée sur une rhinopharyngite ou une entorse, d'autres cas semblent plus faciles à cerner. En fait, il me semble que la boussole qui peut nous guider à coup sûr est la présence d'une vulnérabilité exprimée ou latente chez le soigné.
Je suis certain de ne pas faire d'erreur lorsque je laisse place à un temps plus long (même de quelques minutes seulement) face à quelqu'un qui exprime une souffrance, une peur, une colère, une détresse quelconque, un vécu douloureux. Cette expression se déguise parfois, parle avec le corps, se dit par le regard ou par la répétition de consultations aux motifs divers. La lucidité nous apprend à déceler ces signes et petits voyants rouges. Quand à la vulnérabilité que je nomme latente, c'est celle qui place automatiquement le patient dans un "état" vulnérable. Plus grande et cruelle peut devenir notre nuisance si, devant un patient hospitalisé, dénudé sous un pyjama, ou lors de l'examen intime (en gynécologie ou urologie par exemple) nous nous trouvons aller vite, ou être rivés sur notre ordinateur, ou bien faire les cent pas autour du sujet sans nous arrêter quelques secondes face à lui. Le croisement de regard ne suffit pas toujours : il nous faut être ici totalement présent par notre être entier, et demander la permission à l'autre d'entrer dans sa sphère intime. Le temps est la clef de ce passage.
Prendre le temps, c'est donc exprimer un soutien par le non-verbal, par la disponibilité et l'écoute qui montre à l'autre : je suis attentif à ce que tu vis et ressens et cela a de l'importance.
Juger et étiqueter l'autre à partir de notre propre vécu
L'habitude universelle de projeter nos propres conditionnements sur le vécu d'autrui ne date pas d'hier. C'est un mécanisme proprement humain car il découle de l'une de nos plus grandes qualités : l'empathie. Mais cette dernière peut être expérimentée de deux façons. La première est celle enseignée par les sages de ce monde (plutôt appelée compassion, amour, communion) qui permet une disponibilité réelle car non imprégnée de peur et jugements, et de ce fait profondément bénéfique.
La seconde façon d'exprimer l'empathie est une manière de ressentir le vécu de l'autre à travers nos propres prismes affectifs. Ces derniers colorent et déforment, ils nous amènent à juger et qualifier et peuvent de ce fait nous pousser à réagir de deux manières dans le soin : surprotéger le patient de manière anxieuse ou bien le condamner de façon plus ou moins condescendante. Un être qui ne remplit pas nos critères de "bon malade" est déstabilisant : il nous oblige à nous aventurer en terre inconnue, peut nous faire croire qu'il nous disqualifie dans notre fonction. C'est ce que Michael Balint a nommé la fonction apostolique du médecin. Il dit à ce sujet : "La mission ou fonction apostolique signifie d’abord que chaque médecin a une idée vague mais presque inébranlable du comportement que doit adopter un patient lorsqu’il est malade. Bien que cette idée soit rien moins qu’explicite et concrète, elle possède une immense puissance et, comme nous l’avons découvert, elle influence pratiquement chaque détail du travail du médecin avec ses patients. Tout se passe comme si tout médecin possédait la connaissance révélée de ce que les patients sont en droit ou non d’espérer : de ce qu’ils doivent pouvoir supporter et, en outre, comme s’il avait le devoir sacré de convertir à sa foi tous les ignorants et tous les incroyants parmi ses patients."* Voici une description fort éloquente de la puissance de nos conditionnements et projections.
L'apprentissage de la relation consiste à entrer dans le monde du patient, à l'épouser dans ses propres formes, comme on plongerait sous l'eau et s'agripperait au dos d'une baleine afin de se fondre dans ses mouvements plutôt que de vouloir nager nous-même dans son espace vital - et de fait ne rien comprendre à ce que son corps exprime.
Concrètement et me concernant, il m'a plusieurs fois été très difficile de rentrer dans le monde d'un patient agressif, revendicateur, n'exprimant pas de reconnaissance à mon endroit. Cette négativité issue d'une grande souffrance m'arrivait "en pleine face" et cela requiert une attention fine pour ne pas tomber dans le jugement qui tenterait de rétablir en moi un équilibre illusoire. Se protéger par des "de toute façon, il est psy", "c'est un con", "il ne veut pas se soigner"... est une barrière qui ne fait qu'entretenir une distance entre les deux interlocuteurs. Apprendre ici à ne pas nuire est plus subtil, mais consiste aussi tout simplement à éviter les jugements ouverts, inopinés, à l'emporte-pièce... Le classique "vous devez perdre du poids" en est un exemple fréquent et frappant : le conseil est-il totalement neutre et bienveillant ou bien émane-t-il d'un souhait habité du médecin qui dirait en substance : tel que vous êtes, ça ne va pas ?
Dire "Vous n'avez rien"
Les consultations se concluant par des examens médicaux normaux font légion. En pratiquant la médecine générale, nous constatons même à quel point la grande majorité des patients amènent des symptômes bénins au médecin, voire des symptômes dits fonctionnels (ou non expliqués par une maladie organique prouvée par des examens). En observant le fameux carré de White (médecin américain des années 1950), il est intéressant de bien comprendre la conclusion de ses recherches : les patients qui consultent en CHU (ou soins tertiaires) ne représentent que 0,1% de la population exposée à un problème de santé par mois. Or les étudiants en médecine se forment dans les CHU durant de longues années. Ils sont donc exposés aux un millième des patients présentant des maladies clairement patentes, mais ne voient pas le tableau d'ensemble. C'est là où, débarquant en consultations de médecine générale il y a quelques années, me vint cette candide remarque : "mais, tout le monde a des prises de sang normales !" Eh oui, ce zoom arrière est salutaire et surtout nous permet d'élargir notre vision du soin.
En médecine de ville, nous sommes peu à peu forcés de constater que bien des personnes nous "offrent" des plaintes, des symptômes, des maux qui ne sont ni classables, ni codifiés. Et voilà où la nuisance peut insidieusement s'installer. Dire "vous n'avez rien" à un patient qui se plaint, sous prétexte que l'ensemble de ses examens médicaux sont normaux, est une erreur certaine. J'ai entendu maintes et maintes fois cette sentence et j'ai pu la dire aussi par mégarde. Nous croyons rassurer mais nous étouffons, nous croyons maitriser mais nous oblitérons toute la dimension psycho-corporelle de la santé. La maladie dite fonctionnelle (colopathie fonctionnelle par exemple) est très difficilement analysable par des examens scientifiques, c'est certes déstabilisant. Mais d'autres médecines la comprennent et l'intègrent mieux dans une vision globale - je pense notamment à la médecine chinoise.
Ne pas être reconnu dans sa réalité propre, donc son propre vécu certes subjectif mais totalement réel (même pour un patient souffrant de trouble psychotique : celui-ci vit bien dans sa propre réalité subjective !) est tout simplement une forme de rejet, voire de violence. Il nous est donc demandé de valider et d'accueillir même si nous ne comprenons pas tout, n'avons pas réponse à tout, ne résolvons pas tout.
Traiter un symptôme récurrent sans interroger les mécanismes émotionnels sous-jacents
Dans la suite logique de la recommandation précédente, vient le danger de traiter à l'aveugle sans comprendre ce qui sous-tend le symptôme. En effet, dans des plaintes récurrentes - qu'elles soient fonctionnelles ou non d'ailleurs - le réflexe du médecin moderne est de soulager le corps et l'esprit. Cette attitude est logique et fondée mais ne doit pas être isolée d'une prise en charge plus globale. L'exemple du reflux gastro-œsophagien (RGO) est à ce sujet très évocateur. Le RGO est un symptôme fréquent dans la population générale. Il n'est pas dit fonctionnel car on peut prouver scientifiquement la présence de reflux de liquide gastrique acide dans l’œsophage par une "pH-métrie". Les bonnes pratiques recommandent, en sa présence, entre autres d'adapter notre alimentation, de limiter certains toxiques (tabac, alcool) et certains médicaments (anti-inflammatoires par exemple).
Il est cependant très étonnant que notre médecine s'arrête là : nos études universitaires ne nous apprennent aucunement à aller plus loin et seule notre formation individuelle postérieure nous ouvre à une autre approche. La présence du stress est aisément incriminée dans le symptôme mais combien de fois ai-je constaté que l'exploration du vécu émotionnel ne passe qu'après le traitement médicamenteux voire ne soit jamais proposée. Le résultat est fâcheux car la prise d'anti-acides au long cours (les médicaments nommés IPP) exposent à des effets secondaires de plus en plus mis en lumière. Mais surtout, traiter d'abord le symptôme équivaut à soigner les branches d'un arbre sans s'intéresser à son tronc et ses racines. C'est mettre la poussière sous le tapis. Évidemment, un traitement médicamenteux peut s'avérer nécessaire malgré tout mais il ne doit jamais se substituer à une approche psycho-corporelle globale qui doit toujours primer, si le malade est enclin à se comprendre. En cela, l'approche médicale chinoise nous ouvre des portes de compréhension salutaires sur les mécanismes sous-jacents aux RGO, notamment en explorant la vaste symbolique de ce que veut dire "digérer" ce qui nous arrive de l'extérieur, fonction qui n'est pas uniquement liée à l'organe "physique" de l'estomac...
Juger l'inobservance d'un patient comme un refus de guérir
Une dernière attitude nuisible me semble découler des conclusions subjectives que nous tirons de l'inobservance des patients. L'observance est la capacité à suivre précisément les traitements proposés par un médecin. Prendre ses pilules à la bonne heure ou effectuer docilement ses analyses biologiques au rythme préconisé en découlent.
Il est très clair que la qualité de l'observance est en réalité rarement optimale. Toutes prescriptions confondues, il est assez peu fréquent de suivre à la lettre et à l'heure prêt chaque recommandation et de nombreuses études démontrent ce fait statistique. Nombre de facteurs entrent en effet en jeu : la représentation de sa maladie et du traitement par le malade, la confiance mise dans le médecin, les bénéfices secondaires retirés aux traitements (ou aux symptômes !), les injonctions inconscientes... j'en passe.
Le constat est quoiqu'il en soit assez limpide : tout comportement émane d'une cause. Juger le malade alors que son refus de passer cette radiographie émane d'une peur, que son insistance pour ne pas prendre tel comprimé reflète une colère refoulée, n'y changera rien. Combien puissantes peuvent être les résistances à la guérison ou la force des habitudes, si ébranlées en contexte de maladie ! Une attitude plus fertile sera alors - tel le judoka - de tenter d'épouser la contrainte, d'entrer dans le monde du sujet soigné en accompagnant les résistances, en les nommant et en les reconnaissants comme justes – ce qu'elles sont en réalité. Cette part de la thérapeutique est essentielle. On dit l'importance de développer la notion de divergence : mettre en lumière avec l'autre la divergence entre ses besoins profonds et ses comportements de santé, tout en respectant l'ensemble de son schéma actuel.
J'aime cette synthèse courte mais incisive publiée par la revue Prescrire** : « Les arguments rationnels ou scientifiques en faveur du changement de comportement, venant seulement du soignant en posture d'expert, ont peu de chance d'être entendus. Critiquer, culpabiliser ou blâmer, sont des attitudes peu efficaces quelles que soient les bonnes intentions. Cataloguer le patient selon ce qu'il est ou ce dont il est atteint, conduit à oublier d'écouter ce qu'il a décidé et ce qu'il a fait. Être pressé conduit à ne pas attendre le bon moment pour poser la bonne question ou faire une bonne proposition. »
Ne pas nuire c'est d'abord épouser le besoin premier de celui qui vient à nous, même si celui-ci ne correspond en rien à nos codes ! Ne pas nuire à soi-même c'est aussi savoir se pardonner, parfois, de nuire.

* Balint M. Le médecin, son malade et la maladie. Paris : Payot, 2009
** LA REVUE PRESCRIRE NOVEMBRE 2010/TOME 30 N° 325 • PAGE 841
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