Le numérique en santé : quel paradoxe ?
- gireglanos
- 23 juil. 2024
- 9 min de lecture
Sur le site national esante.gouv.fr, la petite histoire de la e-santé est contée comme suit :
"Le secteur de la e-santé, produit de la digitalisation active de notre société, se présente comme la rencontre des secteurs de la santé et du numérique. Porté par l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, il se destine à la fondation d’une « santé augmentée ». Concrètement, il apporte de la valeur ajoutée aux métiers et aux acteurs de la santé, implémente des solutions qui améliorent nos quotidiens et fait ainsi progresser notre système de santé comme notre qualité de vie à tous."

Que cache si bien ce bel arbre ?
C'est avant tout un style surprenant que celui utilisé par les rédacteurs de ce site internet. Le ton commercial y prédomine : les termes "produit", "valeur ajoutée" s'associent à une vision très efficiente, maximisatrice et publicitaire de la santé : "santé augmentée", "solutions qui améliorent nos quotidiens". Je poursuis par cette citation tirée du même site :
"La e-santé apporte des solutions d’optimisation de l’hygiène de vie (activité physique, diététique, sevrage tabagique, rappels de vaccin…) qui, voulant promouvoir le « bien vivre », prennent la forme de systèmes d’applications de santé, d’objets connectés, de plateformes d’information ou encore de « serious games » (« jeux sérieux » revisitant l’accompagnement médical de manière ludique). Ces solutions fonctionnent ainsi via la quantification autonome ("quantified self"), la collecte et le traitement de données de santé. Nous pouvons approfondir le sujet de la prévention en évoquant les avancées apportées par le décryptage/séquençage du génome humain et la thérapie génique, vers une médecine toujours plus prédictive, ou encore le transhumanisme."
Le propos de cet article ne sera pas de fustiger la stratégie politique (qui mériterait un sérieux débat) sous-jacente à cette vision de la santé. Je souhaite aller plus en profondeur, explorer ce que dit, en substance, notre rapport à la technologie et à quel point son utilisation reflète souvent une perte de vue des principes universels du soin. L'introduction de ce blog annonçait le propos : la médecine moderne se pratique de nos jours dans une société où l'être humain est souvent fort éloigné de lui-même. La vague grandissante de la culture du "bien-être" avec le fleurissement du développement personnel nous offre, il faut le dire, à boire et à manger. Il reflète néanmoins et probablement un besoin profond, une forme de nostalgie d'une relation plus harmonieuse à nous-même.
Afin de saisir la subtilité de l'insidieux rapport que nous entretenons avec cette technologie, nous interrogerons la tradition médicale chinoise et sa notion de complémentarité Yin Yang. Pour la pensée chinoise, le couple Yin Yang exprime la dualité de toute vie manifestée. Il exprime la relation entre jour et nuit, activité et repos, masculin et féminin, chaleur et froid, naissance et mort, extériorisation et intériorisation, etc. Cette idée symbolique nous montre ce qu'est la dynamique toujours relative du vivant : Yin Yang sont opposés et complémentaires à la fois, il ne peuvent exister l'un sans l'autre, ne sont jamais fixes et définitifs. L'expression du mouvement et du changement perpétuel est inhérent au Yin Yang. Si la nuit est une temporalité plutôt yin par rapport au jour, elle porte en elle-même et par essence le germe du jour qui s'apprête à resurgir. Elle n'est donc pas que yin, uniquement yin, définitivement yin. Ce principe Yin Yang pourrait faire l'objet d'un article entier, mais ce n'est pas l'objet ici*.
Voici ce que le médecin acupuncteur Jean-Marc Kespi expose à ce sujet : " Ce principe nous permet d'abord d'appréhender l'immanence de la dualité dans notre vie quotidienne, car il nous faut nous pénétrer du fait que l'unité n'existe pas dans le monde où nous sommes, qu'il n'y a pas de bien sans mal, de générosité sans égoïsme, de beauté sans laideur, qu'il n'y a pas de paix sans guerre, que chaque action, chaque événement implique son contraire, que tout témoignage porte en lui sa dégénérescence. Cette compréhension de la relativité des phénomènes de la vie nous permet d'appréhender avec tolérance les êtres et les choses et de ne pas rechercher l'unité là où elle ne peut exister ; aucun dépassement d'ordre social, politique, sportif ne peut permettre de l'atteindre."*
Le propos était déjà bien expliqué par le sage Tchouang-Tseu : "Tout chose vue en elle-même est à la fois bonne et mauvaise, vraie et fausse, utile et inutile, appropriée et inappropriée, possible et au-delà de toute possibilité."
Quel rapport avec la technologie numérique et la e-santé, me diriez-vous ? La question essentielle est ici de voir à partir de quel principe évaluons-nous notre capacité à cheminer vers un mieux-être. Ce principe de dualité, de relativité des phénomènes et donc d'inhérente versatilité du positif et du négatif est aujourd'hui profondément oublié dans la pratique médicale. Je dirais que nombres de façons d'utiliser la e-santé (mais certes pas toutes) en sont le reflet. Parler de santé augmentée, d'optimisation et de transhumanisme est souvent synonyme d'une course en avant vers un seul pôle : celui que nous qualifions de bien, confortable, agréable, performant, indolore... Mais la vie est composée des deux facettes. Une médecine "encore plus prédictive" ne doit jamais nous faire oublier que cette exigence de contrôle porte en elle-même son contraire : la fragilisation croissante des individus face à l'inconnu.
Je proposerai donc plusieurs axes de réflexion où il me semble préférable de mettre de la prudence et de la nuance dans ce que l'on érige comme "progrès de la médecine". Je précise néanmoins que le sujet de cet article pourrait regrouper un ensemble très large de technologies : du simple ordinateur avec ses logiciels médicaux standards au transhumanisme, le saut est bien large. Je me concentrerai donc uniquement sur ce que le gouvernement nomme "systèmes d’applications de santé, d’objets connectés".
Primum non nocere
En guise de clin d’œil à l'article précédent, la première règle est de ne jamais nuire. La e-santé devrait donc, par essence, s'atteler en priorité à limiter ses effets secondaires pour chacune de ses avancées techniques. Là, on entre dans le flou le plus total. Deux éléments nous laissent dubitatifs quant à une vision cohérente et à long terme des pouvoirs publics (et privés) à ce sujet. Le premier est que la technologie numérique envahit nos cabinets médicaux année après année : je parle ici des écrans en eu-mêmes et des applications qui y sont liées (en premier lieu les fameux logiciels médicaux). L'impact sur la relation médecin-patient, lorsque le premier passe un large temps à pianoter, confirmer prescriptions, cliquer, est loin d'être négligeable. Je peux constater d'expérience personnelle et de retours de nombreux patients et collègues la dégradation de la relation humaine lorsque ces fameux écrans nous accaparent en consultation.
Le second élément est que la proposition numérique pour le patient est extrêmement large et polymorphe, sans contour, donc très difficilement accessible à une prévention précise. Quelle application de santé se trouve réellement bénéfique ? Quelle qualité de discernement est demandée à chacun afin de les utiliser correctement ? Le médecin a-t-il le temps d'évaluer chacune d'entre elle afin de conseiller ? Est-ce souhaitable alors que le temps médical nous est si précieux ? Auto-gérer et "quantifier" sa santé est-il cohérent pour toute pathologie ? Le temps passé devant les écrans devrait-il être encore, en conséquence, encouragé et donc augmenté pour le français moyen ? Il est largement admis dans la littérature scientifique que la surexposition des enfants aux écrans, notamment à des âges précoces, est pourvoyeuse de troubles de concentration et du sommeil, de troubles du développement, de troubles alimentaires, d'échec scolaire et de prédisposition à la dépression, entre autres**. Il est ici fondamental de voir que l'usage numérique du parent impacte aussi indirectement ses enfants, qui fonctionnent par imitation.
La question de la nuisance est intrinsèquement complexe et difficilement quantifiable, d'autant plus chez l'adulte. Cette complexité s'explique aussi par les effets bénéfiques de nombreuses technologies numériques. On en revient à la relativité de toutes choses : tout progrès porte en germe son contraire. A contrario, la téléconsultation, qui est à mon sens un grand appauvrissement du point de vue relationnel de par la perte de contact d'être à être, est aussi pourvoyeuse de bienfaits. J'ai apprécié son utilisation pendant les confinements durant l'épidémie de Covid-19, et elle peut s'avérer fort utile lorsqu'un patient à l'étranger se trouve en demande de RDV médical urgent.
"Ne pas nuire" est une boussole nécessaire à l'utilisation de chaque outil médical, numérique ou non. Il est fondamental d'apprendre à observer, à voir la relativité de toutes choses, à oser voir la complexité et se questionner sur l'intérêt réel de chaque technologie en se posant cette question centrale : qu'est-ce qui prime dans le soin ? La relation ? Le timing ? L'efficacité ? Le court terme ou le long terme ? Pour chaque avancée technique, prenons le temps d'observer et de réfléchir.
Les applications "sommeil"
Je suis de plus en plus étonné des retours de nombreux patients qui utilisent des applications pour mieux dormir. Cette technologie est en elle-même, "toute chose égale par ailleurs", intéressante. Comprendre son rythme, décoder les temps de sommeil profond ou paradoxal, calculer sa fréquence cardiaque et respiratoire, ses apnées, réduire le ronflement, s'endormir "plus vite". Le panel de proposition est large, le programme alléchant.
Mais quand bien même ces outils peuvent s'avérer utiles et pertinents lors d'examens médicaux spécifiques (notamment dans les centres de prise en charge de la pathologie du sommeil), l'utilisation permanente à son domicile questionne. Car la nuit et spécifiquement le sommeil relèvent d'une dynamique Yin par excellence, c'est-à-dire de lâcher-prise, d'abandon, de réceptivité, de perte de contrôle. Il y a dans l'endormissement par essence un geste de confiance qui passe par un relâchement spontané des tensions. Notre être sait que notre corps sait faire, sait fonctionner sans que le cerveau actif et conscient soit au commande. Ce temps spécifique de nature Yin est particulièrement sensible à tout stress, ce qui explique aisément que les troubles du sommeil relèvent fréquemment d'une cause émotionnelle. La question est à ce stade d'apprendre à respecter ce qui relève spécifiquement d'une attitude Yin ou d'une attitude Yang... la perte des repères se situe aussi à ce niveau-là.
Il y a donc ici à se questionner sérieusement sur l'intérêt d'outils qui vont proposer de conceptualiser, raisonner, donner des objectifs, rationaliser un temps qui au contraire échappe à toute réflexion. C'est la condition même pour que le Yang renaisse avec vigueur : si le repos hivernal est réel, alors que la renaissance du printemps n'en sera que plus tonique ! L'image se tient aussi pour chaque cycle nycthéméral. La méconnaissance du fondement de nos rythmes internes me parait ici fort préjudiciable. Se relaxer oui (certaines applications aident à cela), contrôler le sommeil... non.
Une vision solutionniste à court terme
A un niveau plus vaste maintenant, on regrettera l'incapacité fréquente des promoteurs de ces applications à se projeter dans une vision à long terme de la santé, dont ces technologies sont un reflet patent. Comment ces outils nous préparent-ils à un avenir qui nous force déjà à limiter de plus en plus la consommation de nos ressources ? (les pénuries croissantes de médicaments en sont déjà une preuve). Quel est le réel degré d'autonomisation de l'individu apporté par ces technologies ? Ce dernier semble évident pour une application de suivi de glycémies dans le diabète (fort nécessaire). Mais l'autonomisation est-elle réelle lorsqu'il faut payer pour une application aidant à perdre du poids ? N'est-ce pas un sujet beaucoup plus complexe, multifactoriel et délicat que ne peut le comprendre un logiciel ?
Il nous faut regarder précisément et apprendre à discerner : là est la difficulté face à l'offre foisonnante de "solutions". Une application d'aide à l'arrêt du tabac peut au même titre qu'une prescription temporaire de patchs nicotiniques ou que quelques séances d'acupuncture aider à résoudre une problématique de dépendance. Mais dans tout soin (y compris en acupuncture), doit se questionner l'autonomisation à long terme de la personne : traitons-nous la surface ou la profondeur ? Les applications à mon sens ne s'intéressent pas à la complexité profonde de chaque être humain et c'est en cela qu'il faut prudence garder.
Cette autonomie ne passe-t-elle pas préférentiellement par un épanouissement intérieur, une éducation bienveillante, un apprentissage des lois de l'altérité, de la dualité inéluctable des phénomènes du vivant ? Qu'apporte réellement un gain de temps (prescrire sur logiciel plutôt que sur papier par exemple). Du temps pour quoi ? Pour vivre comment ? Ce temps est-il œuvré à croitre intérieurement aussi en tant que soignant ?
La question de l'utilisation d'outils numériques dans une prise en charge globale d'un patient ne me gêne pas en soi. Elle peut être hautement bénéfique dans certains cas (je pense encore au diabète comme exemple phare). Mais la question est toujours de remettre chaque outil à sa juste place et de ne pas fuir dans une maximisation du bien-être, sans remettre en cause son bien-fondé et la vision à long terme. La place de ces technologies doit toujours rester secondaire en médecine. La relation de soin prime, l'enracinement à "l'esprit" est le préalable car la possibilité de guérison véritable passe avant tout par l'harmonisation de notre rapport à la maladie et à la souffrance, donc au changement inéluctables des choses, par la capacité à reconnaitre que des lois universelles peuvent nous guider si nous savons nous en imprégner. La symbolique du Yin Yang est une grille de lecture, parmi d'autres, qui peut nous y aider.
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*Pour plus de détails, je conseille l'ouvrage de Jean-Marc Kespi : Médecine traditionnelle Chinoise, aux éditions Poche Marabout.
** Acupuncture, Jean-Marc Kespi, Editions de la Tisserande, p. 19
*** Voir à ce sujet le site de l'Association française de pédiatrie : https://afpa.org/dossier/ecrans/
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